Auteur : Jean-Paul Matot

A propos de La Flûte Enchantée de Romeo Castellucci

Le Théâtre de la Monnaie joue en ce début de saison 2018 une Flûte Enchantée mise en scène par Roméo Castellucci, qui avait déjà proposé, les années précédentes, un très beau Parsifal de Wagner, et une interprétation discutée de l’Orphée et Eurydice de Glück, où le spectateur entrait dans l’intimité d’une jeune femme atteinte d’un « locked-in syndrome » hospitalisée dans un centre neurologique (cf. mon éditorial du n°66 de la Revue Belge de Psychanalyse, 2015).

Castellucci  récidive avec sa Flûte, en composant, après un premier acte relativement « classique » dans sa mise en scène – mis à part l’élimination de la plupart des récitatifs – un deuxième acte autour de deux groupes de cinq femmes et de cinq hommes, les premières atteintes de cécités liées à des affections neurologiques, les seconds « grands brûlés » à la suite d’accidents impliquant des objets techniques (accidents domestiques, de roulage, de travail).

L’interprétation de Castellucci a suscité beaucoup de controverses, d’interviews et de débats, auxquels on peut accéder sur le web, notamment du fait de la place que la RTBf a donnée à cet évènement artistique : interview de Castellucci (https://www.rtbf.be/auvio/detail_romeo-castellucci-et-la-flute-enchantee?id=2401553), diffusion de l’opéra en direct le jeudi 27 septembre, présentation par Camille De Rijck https://www.rtbf.be/musiq3/article/detail_moment-musical-la-flute-enchantee-de-romeo-castellucci?id=10023090), débat via Facebook (https://www.rtbf.be/auvio/emissions/detail_la-flute-enchantee?id=13401), etc.

Certains déplorent la « trahison » de Mozart, d’autres se réjouissent d’un acte créateur transgressif qui renouvelle et enrichit la transmission et la place d’une œuvre majeure dans la culture.

Destructivité, créativité, c’est bien à ce niveau qu’il me semble intéressant d’envisager la question.

En « vivant » cette Flûte », j’ai eu le sentiment que Castellucci détruisait l’opéra de Mozart : la fluidité en est brisée, les airs les plus connus étant comme insérés dans un déroulement narratif très dense qui les réduit à des sortes d’ « intermèdes » musicaux auxquels le spectateur peut tenter de se raccrocher. Surtout, l’omniprésence d’une clinique du traumatisme somato-psychique fait perdre à la création musicale de Mozart la magie par laquelle le compositeur, malade, abandonné par sa femme, à quelques mois de sa mort (il décède trois semaines après la première représentation), a pu faire aboutir un extraordinaire mouvement de sublimation artistique (cf. l’article de Jean-Pierre Vidit : Créativité, vie créative, soumission et quête de soi. A propos de la Flûte enchantée de W.A. Mozart, RBP, 2015, n°66).

Cette destruction semble être, pour Castellucci, la condition d’une interprétation dont il entend faire la création d’une œuvre personnelle.

A partir de l’opposition manifeste jour-raison (Sarastro) – nuit-passion (la Reine de la Nuit), et de l’enjeu pour la génération des enfants de se libérer des emprises paternelle et maternelle, Castellucci se centre sur le potentiel traumatique de la lumière, traumatisme « froid » de la perte de la vue par une atteinte corporelle du côté de la malédiction maternelle (Pamina), traumatisme « chaud » du corps brûlé à vif par les « accidents » des techniques rendues possibles par les progrès scientifiques (Tamino).

Ceci étant posé, il reste à Castellucci la tâche immense de trouver à remplacer la sublimation mozartienne – dépouillée de sa magie, ou plumée, diront certains – par une issue créatrice suffisamment forte pour offrir une issue au désastre du trauma.

Y réussit-il ? C’est à chacun d’en juger, ou plutôt de le ressentir.

Il m’a semblé que la sobriété des narrations, certes traumatiques, a constitué un premier temps à partir duquel l’identification à la souffrance, mais aussi à la force de vie de l’autre, parvenait à se faufiler entre horreur et pitié. Et puis, il y ce moment, que j’ai ressenti avec émotion, où, par couple, ces femmes non voyantes touchaient et caressaient les visages et les torses de ces hommes brûlés qui les regardaient, soulignant la nature même du chemin de la symbolisation anti-traumatique telle que la conçoit la psychanalyse actuelle, passant, nécessairement, par l’autre : se voir, ce n’est pas voir, c’est être vu, et recevoir ce que cet autre voit de soi ; se sentir, ce n’est pas sentir, c’est être senti, et recevoir ce que cet autre sent de soi. C’est la condition pour que, à partir du traumatisme, un soi apparemment détruit puisse renaître du magma de la régression somato-psychique, scène également figurée avec une belle intensité plastique par Castellucci.

Quoiqu’il en soit, voici en tout cas un message qui ne manque pas d’actualité et de pertinence, à l’heure où les droites xénophobes au pouvoir dans la plupart des pays européens aveuglent nos démocraties et laissent se consumer notre environnement …

Créativité artistique et renoncement

EXPOSITION Nicolas de Staël en Provence

Hôtel de Caumont, Aix-en-Provence (27/4 – 23/9/2018)

IMG_5511

(10 juillet 2018) : que c’est beau ! Et pourtant … de Staël finit par se suicider en 1955, à 41 ans, Pollock un an après lui se tue à 44 ans en conduisant ivre, Rothko se suicide à 67 ans lorsque la maladie l’empêche de peindre librement …
Résistance d’une destructivité interne que la créativité artistique ne parvient pas à transformer, peut-être seulement à atténuer de manière toujours passagère.
Certaines oeuvres, suites de chocs esthétiques auto-engendrés, s’alimentent et se poursuivent du fait de la compulsion de répétition et de la souffrance qui l’accompagne, jusqu’à un point de renoncement : renoncement à l’espoir d’une vraie transformation, d’un au-delà de soi-même, et l’oeuvre se dégrade, comme chez Picasso, ou s’arrête, comme chez Rimbaud ; ou refus de ce renoncement même, et sortie.

Mais d’autres grands artistes, tel Zao Wou-Ki, semblent échapper à un tel procesus, à de telles alternatives. L’oeuvre et le soi semblent se mêler, ne faire qu’un …

Ce que je pense aujourd’hui : au-delà de soi, il n’y a rien qui puisse s’appréhender.

Mais la limite entre le soi (disséminé) et le rien est suffisamment vaste pour y déposer ses rêves. Notre travail humain, c’est d’étendre sans relâche cette limite, tandis que les années tendent à la faire se rétrécir.

Ici, le vent est tombé, des nuages d’orage sont accrochés au mont Profitis Ilias, quelques grosses gouttes de pluie s’écrasent sur le sol brûlant, au loin un bateau trace son sillage sur la mer indifférente qui étouffe le ronronnement du moteur …

c’est beau aussi …

 

Pinocchio, mensonges et liberté

La création lyrique de Philippe Boesmans, à l’affiche de la Monnaie ce mois de septembre, en collaboration avec Joël Pommerat qui en a réalisé l’adaptation théâtrale, donne une ampleur inégalée au conte original de Carlo Collodi (1881).

Un narrateur … Pinocchio adulte ? … qui a marché avant de voir … autant dire que d’emblée, on ne sait pas où on va, où nous portent nos mouvements ataxiques : la pulsion est aveugle, le monde est sans image.

Un homme, Gepetto, timide paraît-il, perdant l’arbre, voisin et interlocuteur privilégié, entreprend de faire naître, d’un reste du tronc foudroyé, un compagnon éternel pour son existence hallucinée : un pantin.

Un enfant carencé, fruit de la chair d’un arbre-mère et de la vision créatrice d’un sculpteur psychotique, grandit donc comme un pantin : dans les concordances et les discordances du monde de ses parents, entre règne végétal et aliénation humaine.

Mais il cherche, cet enfant, un ailleurs qu’il pressent, dans la face cachée des choses, hors la loi, forcément, puisque la loi des hommes exclut les végétaux, les aliénés et les pantins.

Le mensonge, mode mineur et pis-aller de la magie, est son arme, sa fierté, tout ce qui lui reste. Les fées n’existent pas, ce ne sont que ruses de maîtresses d’école et promesses mensongères. Car il dit vrai, cet enfant, sa richesse lui a été dérobée, la magie de l’arbre lui a été arrachée, il lui faut seulement la retrouver, c’est sa quête, quel qu’en soit le prix de souffrance mortelle, elle est la seule voie possible. Il ne va pas se laisser mener par le bout du nez.

Même si, découverte cruelle, la liberté animale est pareillement aliénée dans l’enfer des hommes, cet univers consumériste de marchandises et de poubelles auquel n’échappent pas davantage les créatures mythiques qui subsistent encore dans les grands fonds marins.

Pinocchio va-t-il abandonner, se résigner à partager pour toujours le claustrum paternel ?

Le mensonge a changé de nature, il n’est plus révolte contre la perte injuste de l’omnipotence, mais force vitale qui ne renonce pas, corps sensible qui s’étend, comprend, et parle. Parle, et parle encore. Le mensonge, c’est la puissance de la parole, qui, désarticulant la voix, libère l’enfant.

Les espaces psychiques chez Ignace Henri Fantin-Latour

Fantin-Latour à fleur de peau

Musée du Luxembourg (Paris), 14/9/16 – 12/2/17 http://museeduluxembourg.fr/expositions/fantin-latour-fleur-de-peau

 

Henri Fantin-Latour, entre Romantisme et Impressionnisme, poursuit une œuvre indépendante et personnelle, dont l’accrochage du Musée du Luxembourg fait bien sentir l’évolution et la complexité.

Premier espace, une intériorité bourgeoise, ombre et silence, patience ou folie face à la menace de l’étouffement. Répression pulsionnelle où les garçons taisent leur révolte, tandis que les filles attendent … Portraits (1859-1863) de Marie, La liseuse (1861), et de Nathalie, la rêveuse (1851), internée à Charenton dans sa vingt et unième année, ses deux petites sœurs, nées les deux années après lui (http://www.henri-fantin-latour.org/Two-Young-Women,-Embroidering-and-Reading.html). Puis Victoria, liseuse encore, et Charlotte, prête à s’échapper (1873), l’une deviendra son épouse, l’autre sa belle-sœur (1870). A quoi pensent ces jeunes femmes, si elles ne lisent ou peignent (1877, 1879, 1883) (http://www.henri-fantin-latour.org/La-Lecture.html) ? Oser ne pas être une épouse ou une mère ? Lorsqu’il n’est pas trop tard : Ruth Elisabeth Edwards (1875), Victoria Fantin-Latour (1873, 1877), Louise Riesener (1880) … ou alors filer à l’anglaise, comme le prétendait Charlotte (1878) ? A quoi pense ce jeune peintre des sombres autoportraits, dès ses 17 ans ? Renvoyé l’année suivante de l’Ecole des Beaux-Arts … Volonté de voir, de pénétrer l’épaisseur des choses, à défaut de les saisir, d’en goûter la chair (1853-1871) (http://www.henri-fantin-latour.org/Self-Portrait-[detail–2].html) ?

Second espace, intériorité bourgeoise encore, Fantin n’en sort pas – il en vit -, faisant émerger en son coeur la composition éphémère d’une beauté condamnée, le bouquet (1860-1889). Le parfum de ces fleurs est celui d’un ailleurs – Charlotte ? si belle encore, indomptée (1882), un ailleurs d’exotisme aérien et sensuel, Branche de lys (1877), Capucines doubles (1880), suspendus entre terre et ciel. Peindre des jeunes filles en fleurs ?

Troisième espace, la société des frères, artistes rassemblés dans l’hommage au meilleur d’entre eux, Delacroix (1864), Manet (1870) (http://www.henri-fantin-latour.org/A-Studio-in-the-Batignolles.html), Verlaine (1873), Emmanuel Chabrier (1885), rencontré à l’enterrement de Manet, son seul maître en peinture. Mais toujours, sans cesse, dans ces trois espaces, le silence, une solitude infinie. Seuls parlent les regards. Quelques amis néanmoins, ébauchant un échange possible, un sourire complice : Léon Maitre (1886), Adolphe Julien (1883).

Mais toutes ces photos de femmes nues, Ignace, toi qui évitais l’intimité des modèles, tu les dessinais, tu les croquais, fanatique ? Jusqu’à ce qu’elles éclosent sous ton pinceau, sortant des flots (1903) (http://www.henri-fantin-latour.org/Le-Soir.html), ces nymphes enfin réveillées (1904). Est-il donc advenu, ce jour Anniversaire où, comme Berlioz (1876), les muses s’empareront de ton corps ? Rêve de poète (1884), le théâtre lyrique, espace quatrième, le dernier, Ignace, celui que tu avais entrevu en Songe (1854), adolescent. Les filles du Rhin (1876) (http://www.henri-fantin-latour.org/Rheingold-first-scene-1888.html) volent vers toi, wagnérien, et t’enflamment (1877), tandis que Kundry, enfin, se plie à tes désirs libérés, magicien, Saint Antoine (1897), si vieux déjà. Car La nuit (1897) est là, Ignace Henri Fantin-Latour, mais la nuit, n’est-ce pas, pour l’éternité, le corps d’une femme ?

An

de Naomi Kawase

Commençons par oublier l’absurde traduction française du titre : Les délices de Tokyo.

C’est un des plus beaux films que j’aie vu ces dernières années, adapté d’un roman de l’acteur Tetsuya Akikawa. Il sort dans les salles bruxelloises au moment où commencent à fleurir les cerisiers du japon, avec un mois d’avance.

An, c’est la pâte de haricots rouges confits, ingrédient essentiel des dorayakis, une pâtisserie traditionnelle japonaise grâce à laquelle survit péniblement Sentaro, un homme solitaire dont la vie se déroule dans quelques mètres entre son appartement à l’étage, la plate-forme sur le toit de l’immeuble, l’escalier extérieur et la petite échoppe.

Une vieille femme charmante aux mains déformées, Tokue, va l’initier à l’art culinaire, qui n’est rien de moins qu’une des voies permettant à l’homme d’exister dans la découverte de son monde. Tout est dans l’attention portée au murmure des haricots, qui racontent en cuisant leur vie dans le soleil, la pluie et le vent. L’absence de cette attention est aussi ce qui éloigne l’homme de son humanité, et l’empêche d’élaborer sa destructivité.

Naomi Kawase (https://www.youtube.com/watch?v=TKFOl9Hm1ss), née en 1960 à Nara (Japon), a obtenu le Grand Prix du Festival de Cannes en 2007 avec La forêt de Mogari. Son œuvre cinématographique nous explique patiemment, tendrement, douloureusement, que les branches, les fleurs et les feuilles des cerisiers forment une enveloppe entre l’homme et le ciel, le soleil et la lune. Leur temporalité saisonnière tente de le protéger de la folie et de l’angoisse qui le pousse, lui modeste locataire, à oublier l’inappropriabilité de la terre (http://www.amis.monde-diplomatique.fr/article4247.html), et l’engage à se souvenir de son appartenance au monde. Tout ceci n’est pas sans lien avec ce que je tente, dans le domaine de la psychanalyse, de développer avec le concept de dissémination (https://jean-paul-matot.org/).

février 2016

De la dissémination

Localisation de parts de soi dans des espaces vécus comme « non soi », constitutive de l’humain, le déni dont elle fait l’objet dans les cultures occidentales a pour effets l’aliénation technologique et l’apathie contemporaine face à la crise de l’écosystème : il est donc urgent qu’elle soit reconnue comme objet d’étude scientifique. Pour les psychanalystes, elle engage une théorie des enveloppes psychiques et une topique du Soi.

La dissémination de l’homme dans son environnement reste le plus souvent non pensée ou inconsciente, en tout cas dans les cultures occidentales, fondées depuis Descartes sur le principe d’une séparation sujet/objet.
En tant qu’impensé, elle se manifeste dans la clinique des psychoses, comme l’a montré Harold Searles (1960) : animation hallucinatoire d’objets ou d’animaux, attribution d’intentions humaines aux éléments naturels, etc.

La dissémination contemporaine :
L’évolution des sociétés occidentales tend cependant à confronter le sujet non psychotique à la réalité de sa dissémination : en particulier, son inscription dans les mondes numériques le rend sensible au dépôt et à la circulation de parts de lui-même (images, éléments biographiques, relations, préférences et habitudes, etc) dans les réseaux du Web.
– Une part de cette dissémination est volontaire : p.ex. lorsque nous utilisons les mémoires « externes » des outils techniques (ordinateurs, « cloud », …) ; mais une autre part échappe à notre contrôle, p .ex. lorsque les outils de saisie de données collationnent notre activité sur internet puis la traitent au moyen d’algorithmes qui créent des « profils » exploités commercialement par les entreprises capitalistes de l’internet.
– Cette dissémination est cependant beaucoup plus large, elle concerne l’ensemble de notre environnement, technologique et naturel. Les travaux d’anthropologues (André Leroi-Gourhan) et de philosophes (Gilbert Simondon) ont établi les bases scientifiques de cette dissémination technique de l’humain. La dissémination de l’humain au sein de la nature, constitutive de son écosystème, après avoir été longtemps déniée, commence à s’imposer depuis la fin du XXè siècle à travers le constat de la destruction écologique par l’activité humaine.
Nous sommes ainsi aujourd’hui confrontés à une perception de notre identité humaine comme étroitement liée à nos enveloppes technologiques et naturelles. La fragilité de ces enveloppes, dont dépend notre vie quotidienne, et, au-delà, notre existence même, accède au statut d’évidence, générant un sentiment d’insécurité et des angoisses existentielles diffuses.

Penser la dissémination dans les sciences et la culture :
La reconnaissance de cette angoisse identitaire, l’étude de ses sources et le développement d’outils conceptuels pour les penser, constituent ainsi des enjeux majeurs pour les sciences de l’homme, des techniques et de l’environnement.
Pour la psychanalyse, cet enjeu se situe dans l’étude de cette dissémination, dans l’approfondissement du concept d’enveloppes psychiques, et dans un élargissement de la métapsychologie freudienne dans une topique du Soi, venant encadrer la topique du Moi.

Dr Jean-Paul Matot, février 2016