Mois : février 2016

An

de Naomi Kawase

Commençons par oublier l’absurde traduction française du titre : Les délices de Tokyo.

C’est un des plus beaux films que j’aie vu ces dernières années, adapté d’un roman de l’acteur Tetsuya Akikawa. Il sort dans les salles bruxelloises au moment où commencent à fleurir les cerisiers du japon, avec un mois d’avance.

An, c’est la pâte de haricots rouges confits, ingrédient essentiel des dorayakis, une pâtisserie traditionnelle japonaise grâce à laquelle survit péniblement Sentaro, un homme solitaire dont la vie se déroule dans quelques mètres entre son appartement à l’étage, la plate-forme sur le toit de l’immeuble, l’escalier extérieur et la petite échoppe.

Une vieille femme charmante aux mains déformées, Tokue, va l’initier à l’art culinaire, qui n’est rien de moins qu’une des voies permettant à l’homme d’exister dans la découverte de son monde. Tout est dans l’attention portée au murmure des haricots, qui racontent en cuisant leur vie dans le soleil, la pluie et le vent. L’absence de cette attention est aussi ce qui éloigne l’homme de son humanité, et l’empêche d’élaborer sa destructivité.

Naomi Kawase (https://www.youtube.com/watch?v=TKFOl9Hm1ss), née en 1960 à Nara (Japon), a obtenu le Grand Prix du Festival de Cannes en 2007 avec La forêt de Mogari. Son œuvre cinématographique nous explique patiemment, tendrement, douloureusement, que les branches, les fleurs et les feuilles des cerisiers forment une enveloppe entre l’homme et le ciel, le soleil et la lune. Leur temporalité saisonnière tente de le protéger de la folie et de l’angoisse qui le pousse, lui modeste locataire, à oublier l’inappropriabilité de la terre (http://www.amis.monde-diplomatique.fr/article4247.html), et l’engage à se souvenir de son appartenance au monde. Tout ceci n’est pas sans lien avec ce que je tente, dans le domaine de la psychanalyse, de développer avec le concept de dissémination (https://jean-paul-matot.org/).

février 2016

De la dissémination

Localisation de parts de soi dans des espaces vécus comme « non soi », constitutive de l’humain, le déni dont elle fait l’objet dans les cultures occidentales a pour effets l’aliénation technologique et l’apathie contemporaine face à la crise de l’écosystème : il est donc urgent qu’elle soit reconnue comme objet d’étude scientifique. Pour les psychanalystes, elle engage une théorie des enveloppes psychiques et une topique du Soi.

La dissémination de l’homme dans son environnement reste le plus souvent non pensée ou inconsciente, en tout cas dans les cultures occidentales, fondées depuis Descartes sur le principe d’une séparation sujet/objet.
En tant qu’impensé, elle se manifeste dans la clinique des psychoses, comme l’a montré Harold Searles (1960) : animation hallucinatoire d’objets ou d’animaux, attribution d’intentions humaines aux éléments naturels, etc.

La dissémination contemporaine :
L’évolution des sociétés occidentales tend cependant à confronter le sujet non psychotique à la réalité de sa dissémination : en particulier, son inscription dans les mondes numériques le rend sensible au dépôt et à la circulation de parts de lui-même (images, éléments biographiques, relations, préférences et habitudes, etc) dans les réseaux du Web.
– Une part de cette dissémination est volontaire : p.ex. lorsque nous utilisons les mémoires « externes » des outils techniques (ordinateurs, « cloud », …) ; mais une autre part échappe à notre contrôle, p .ex. lorsque les outils de saisie de données collationnent notre activité sur internet puis la traitent au moyen d’algorithmes qui créent des « profils » exploités commercialement par les entreprises capitalistes de l’internet.
– Cette dissémination est cependant beaucoup plus large, elle concerne l’ensemble de notre environnement, technologique et naturel. Les travaux d’anthropologues (André Leroi-Gourhan) et de philosophes (Gilbert Simondon) ont établi les bases scientifiques de cette dissémination technique de l’humain. La dissémination de l’humain au sein de la nature, constitutive de son écosystème, après avoir été longtemps déniée, commence à s’imposer depuis la fin du XXè siècle à travers le constat de la destruction écologique par l’activité humaine.
Nous sommes ainsi aujourd’hui confrontés à une perception de notre identité humaine comme étroitement liée à nos enveloppes technologiques et naturelles. La fragilité de ces enveloppes, dont dépend notre vie quotidienne, et, au-delà, notre existence même, accède au statut d’évidence, générant un sentiment d’insécurité et des angoisses existentielles diffuses.

Penser la dissémination dans les sciences et la culture :
La reconnaissance de cette angoisse identitaire, l’étude de ses sources et le développement d’outils conceptuels pour les penser, constituent ainsi des enjeux majeurs pour les sciences de l’homme, des techniques et de l’environnement.
Pour la psychanalyse, cet enjeu se situe dans l’étude de cette dissémination, dans l’approfondissement du concept d’enveloppes psychiques, et dans un élargissement de la métapsychologie freudienne dans une topique du Soi, venant encadrer la topique du Moi.

Dr Jean-Paul Matot, février 2016