Frankenstein : réflexions anticipatrices sur le destin de notre humanité

La scène : des instruments de haute technologie – évoquant les appareillages des savants fous de E.P. Jacobs dans les aventures de Blake et Mortimer -, descendant du plafond et émergeant du sol au centre d’un amphithéâtre d’enseignement médical à l’ancienne, où déambulent lentement, comme égarés, dans une blancheur glacée, des personnages tous identiques vêtus de combinaisons de protection anti-contamination.

La narration : lors d’une ère glaciaire produite par l’activité humaine, une équipe scientifique isolée au sein d’un désert neigeux a découvert, enfoui dans la profondeur du pergélisol, le corps d’un être d’apparence humaine, qu’elle ramène à la vie. Le docteur Walton entreprend de lui faire recouvrer la mémoire, le révélant comme la « créature » monstrueuse du docteur Victor Frankenstein disparue dans les années 1810. Ce dispositif évoque l’ouverture du roman de Mary Shelley (écrit en 1816, à l’âge de 18 ans), où Walton était le capitaine du navire avec à son bord Victor Frankenstein, poursuivant la « créature » jusque dans les glaces de l’Arctique.

Les deux actes de l’opéra de Mark Grey (représentations au Théâtre Royal de La Monnaie à Bruxelles, du 8 au 20 mars 2019) ont ceci de remarquable – outre la beauté sinistre du décor, la qualité de la musique et des chanteurs – qu’ils nous mènent du temps du conte, passé « historique », traumatique, des évènements dramatiques provoqués par la cruauté narcissique de Frankenstein, à un présent où se confond le drame « gelé » de la créature et le retour dans l’actuel de la réminiscence « scientifique » de ses effroyables souffrances, à la fois sources et effets de ses actes meurtriers. Cette évolution suit le cours de la réacquisition par la créature de son expression langagière et de l’accès à ses souvenirs.

Dans le premier acte, les éléments du drame sont évoqués à travers la superposition d’images filmées du premier meurtre perpétré par la créature – celui du frère cadet de Frankenstein –, procédé qui tient le spectateur comme à distance des évènements, témoin de scènes anciennes reconstituées par une enquête judiciaire, où les tourments et la souffrance des protagonistes ne nous parviennent qu’étouffés, ne suscitant que peu d’émotions, au-delà d’un malaise diffus, et ce jusqu’à sa clôture par la vision effractante de la pendaison de Justine. Cette difficulté d’« entrer » affectivement dans le drame au cours du premier acte fait écho aux obstacles que rencontre la créature pour s’approprier affectivement les zones traumatiques de son psychisme. Elle résulte de la dissociation affective et des mécanismes de clivage qui fragmentent ces zones et les morcellent ; la musique de Mark Grey l’exprime avec force : « un mélange de marches déformées, de simulacres de fanfares et de jeux rythmiques distordus[2] »

Après l’entracte qui suit cette vision traumatique, le second acte se situe dans un actuel intemporel, où passé et présent ont fusionné. Nous ne sommes plus dans la reconstruction, ni même dans la remémoration, mais dans la reviviscence du traumatisme. L’effroyable solitude de la créature sans nom et sans inscription, et sa lutte pour exister – ne plus être irrémédiablement seul de son espèce, mais, comme Adam, recevoir une compagne de même nature -, se double d’une réappropriation de son histoire, de sa souffrance, et des actes terribles qu’elle lui a fait commettre, se clôturant par le meurtre d’Elizabeth, la fiancée de Frankenstein, lors de leur nuit de noce. Il n’est plus seulement une créature, jouet de la mégalomanie d’un homme qui voulut être Dieu, il n’est plus seulement l’incarnation d’un destin monstrueux qui le condamne à supporter de vivre sans aucune possibilité d’affiliation et de lien – hormis, peut-être, la haine du rejet –, exclu absolu, damné avant même d’avoir pu exister. Il est un homme. Qui décide de mourir.

La grande réussite de cet opéra, fruit de huit années de collaboration entre le metteur en scène, Alex Ollé – avec son complice Alfons Flores pour les décors -, le compositeur, et la librettiste, Julia Canosa i Serra, c’est que la mise en scène ainsi structurée se trouve magiquement animée par une partition qui, à partir de la sidération froide du premier acte, et du gel de l’affect, mène le spectateur à travers la brûlure du dégel, dans l’avènement d’une douleur et d’une tristesse infinies, qui ne sont pas de l’ordre de la mélancolie mais de la lente combustion intérieure de soi. En termes kleinien, la musique nous fait passer de l’extériorité d’un monde schizo-paranoïde à l’intériorité d’une position dépressive, cependant intolérable par l’intensité de la souffrance générée par une culpabilité écrasante[3].

Une des questions que pose cette transition, que pose l’opéra, est celle de la légitimité d’emmener un être vers une subjectivation aussi effroyable[4]. Certes, l’existence humaine ne prend sens que de l’histoire qu’elle raconte, de la mémoire qu’elle se donne. Mais ce sens n’est source d’une vie possible que s’il s’inscrit dans un partage, dans une communauté qui peut l’accueillir et le reconnaître comme instaurant du lien et du semblable. Winnicott rappelait souvent que l’interprétation de la destructivité ne se justifie, n’a un sens possiblement thérapeutique, que lorsque la capacité de réparation du psychisme d’un sujet a été préalablement suffisamment restaurée. Car la réparation ne se conçoit que dans un lien, bien sûr, mais surtout dans un lien avec un autre-semblable qui survive à la destructivité. Si ces conditions ne sont pas remplies, la tâche est impossible, le scientifique, comme le psychanalyste, devra bien admettre son impuissance.

Une seconde question, qui découle de la première, est celle de la valeur de la mort, à défaut de la valeur de la vie. La souffrance de la créature est telle, en l’absence de tout espoir qu’un lien vivant puisse jamais advenir, du fait même de sa nature, que la mort lui apparaît comme seule issue humaine. « Je vais m’élever », crie-t-elle, assomption qui vient s’affirmer comme contrepoint – et comme revanche – de la plainte finale de Frankenstein, « Je m’étais élevé », constat tardif de la déchéance et d’une chute inéluctable.

Mais je vois dans cet opéra une troisième question. Non pas tant celle des limites de la science et de sa tentation prométhéenne, avec les avatars actuels du transhumanisme et de « l’homme augmenté ». Mais, plutôt, celle d’un monde où l’homme chercherait désespérément – par la technique – à reconstituer, pour tenter de la penser, une histoire perdue de sa destructivité[5][6], alors même que celle-ci a déjà transformé le monde humain en un désert gelé où tentent de survivre des êtres aseptisés mais sans existence propre – en témoigne la représentation de personnages aux crânes rasés, mannequins animés dont les différences sont réduites à presque rien -.

Et où la question, alors, serait de savoir si, à l’issue de la fracture écologique qui se développe aujourd’hui, subsisteront encore demain assez de liens et de désirs incarnés dans nos sociétés pour qu’une capacité de réparation permette l’élaboration et la transformation de notre destructivité.

 

Jean-Paul Matot

[2] Propos du compositeur dans le livret introductif édité par La Monnaie

[3] Mark Grey, dans son propos introductif, fait le lien, via la question de la culpabilité, entre la conception de la « créature » par Mary Shelley et le décès de sa mère quelques jours après sa naissance

[4] « Ouvre-nous ton esprit afin de désarmer le rêve qui te hante. Aide nous à comprendre » (Walton, premier acte, scène 1A)

[5] « Nous brûlons de trouver d’anciennes formes de vie dans ce blanc désert ; nous cherchons des réponses à notre nature inadéquate, pourchassant l’espoir dans ce blanc désert » (premier acte, scène 1A)

[6] « En le soignant, nous refermons nos blessures béantes. La vérité est une opportunité pour notre futur » (Walton, deuxième acte, scène 1A)

Du Premier homicide à Capharnaüm

Oratorio à six voix d’Alessandro Scarlatti (1660-1725, le papa de Domenico) sur un livret d’Antonio Ottoboni, mis en scène à l’opéra Garnier (Paris) par Romeo Castellucci, direction musicale du B’Rock Orchestra par René Jacobs.

Chassés du Jardin d’Eden pour la faute première, le couple originaire d’Adam et Eve a transmis à leurs fils, Caïn et Abel, le poids du rachat. L’holocauste du cadet prévalant sur celui de l’aîné, la jalousie et la haine fratricide envahissent Caïn. Les voies de la volonté divine sont impénétrables, figurées dans la mise en scène du premier acte par un arrière-plan opaque, traversé par des ombres évanescentes et des lumières immatérielles. La musique de Scarlatti est superbe, soulignant le tempo de l’avènement du drame.

Deuxième acte, le ciel s’est humanisé, rendu familier par sa profondeur peuplée d’étoiles. L’Homme se sépare de Dieu, et il revient à Caïn de consommer la rupture définitive de la fusion et de faire advenir le destin tragique du libre arbitre humain par le meurtre transgressif. Castellucci, faisant entrer en scène des enfants doublant les acteurs, associe l’abandon divin et la confrontation de l’Homme à la destructivité de son amour – au prix de l’exil et de l’errance, déjà  – au dédoublement du temps humain, entre l’agir de la pulsionnalité de l’enfant et les mots portés par le chant de l’adulte. La mise en scène place l’émergence du jeu dans la continuité du traumatisme du meurtre, tandis que le monde adulte tente de refouler la sexualité infantile, recouverte d’un immense drap blanc, condition de la bénédiction divine à la procréation des parents originaires, à charge, pour le sang de leurs enfants à venir, d’expier la faute originaire.

L’opéra est venu pour moi se placer comme en contrepoint du très beau film Capharnaüm de la cinéaste libanaise Nadine Labaki, trop vite retiré des salles bruxelloises. Dans un Liban où les Dieux, lassés des massacres perpétrés en leurs noms, ont abandonné le terrain à des trafiquants moins prestigieux, ce sont désormais aux enfants qu’il revient de dénoncer des géniteurs rendus incapables de devenir des parents. Capharnaüm, village de Galilée où le passage de Jésus mit le bordel, Kfar Nahum, le village de la compassion : celle, peut-être, d’un prophète depuis toujours en chemin, mais en tout cas pas celle qui pourrait rendre ce monde vivable pour les enfants de l’Homme.

 

 

Tristan et Isolde : un transitionnel wagnérien ?

Comment dire en mots la force, la profondeur et la continuité des émotions suscitées, à l’Opéra-Bastille, par la magie d’une œuvre lyrique exceptionnelle ? La tentative ici présentée s’appuie largement sur les textes remarquables du programme réalisé par l’Opéra de Paris.

Une œuvre charnière

En 1857, Richard Wagner (1813-1883) interrompt la composition de Siegfried pour se lancer dans Tristan et Isolde : il écrit le livret en septembre, achève le premier acte en avril 1858, le deuxième en mars 1859, et le troisième en août de la même année.

L’inspiration en est diverse : sa liaison amoureuse passionnelle cachée avec l’épouse du mécène zurichois qui l’héberge, Mathilde Wesendonck ; la révélation de cette relation adultère en 1858 et le départ pour Venise où il compose le deuxième acte ; mais, plus fondamentalement, l’influence de la philosophie de Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation (1818), qu’il découvre en 1854 ; et une évolution de sa pensée musicale qui le conduit, à partir des conceptions théorisées dans Opéra et drame (1851), vers les nouveaux développements de La musique de l’avenir (1860).

La mise en scène de Peter Sellers et Bill Viola

Elle allie une grande sobriété du décor, écrin sombre où se déploie le drame passionnel, à la magie des vidéos de Viola, déployant au centre de la scène les visions colorées d’un espace intermédiaire entre trame narrative et interprétation orchestrale et lyrique.

Issue du Tristan Project, scansion des trois actes en trois soirées, créé pour la Philharmonie de Los Angeles en 2004, puis rassemblée en une soirée – plongée profonde où l’écoulement du temps est comme suspendu – dans la production de 2005 à l’Opéra Bastille, salle à l’acoustique exceptionnelle, la co-création Sellers-Viola revient à l’affiche cet automne 2018.

La composition comme transition entre configurations psychiques

« Il est dans ma nature profonde de changer rapidement et violemment d’humeur, passant d’un extrême à un autre … Je reconnais maintenant que la composition particulière de ma musique (en rapport étroit, par nature, avec le modèle poétique) … doit surtout sa structure aux sentiments les plus délicats qui me permettent de me pencher sur la transition et sur le processus d‘évolution entre ces humeurs. Je voudrais maintenant appeler mon art le plus subtil et le plus profond ainsi : l’art de la transition … Mon plus grand chef-d’œuvre dans l’art subtil de la transition est certainement la grande scène du second acte de Tristan et Isolde » (lettre de Richard Wagner à Mathilde Wesendonck, 29 octobre 1859).

Les ingrédients de l’art de la transition

L’orchestre, « élément unificateur du drame … par la réalisation de l’harmonie et par ses couleurs propres … révèle la voix chantée et devient un élément déterminant du drame car il assure une partie prépondérante de l’expression du discours dramatique. Mieux, la couleur sonore devient le drame lui-même, d’où l’importance des leitmotive qui tissent leur toile dramatique sous la déclamation chantée et qui forment … un drame sous-jacent, qui est l’expression du drame en soi sans les interférences de l’action dramatique  » (Jean-Jacques Velly).

L’ambiguïté musicale : Makis Solomos parle d’un « tournant capital pour l’histoire de la musique » : « il faut d’abord évoquer le terrible travail de sape de la tonalité que met en œuvre Tristan. Le premier outil d’une telle démolition, le plus évident, qui surgit dès les premières notes du prélude, est le chromatisme … la fonction symbolique de l’opposition chromatisme / diatonisme y est atténuée … Une très grande partie des leitmotive de Tristan est constituée tout simplement de fragments de la gamme chromatique : le motif du « désir ardent » (quatre notes chromatiques ascendantes : sol //la-la//-si), celui de la « colère » (…), celui de « Tristan guéri par Isolde » … Les enchaînements harmoniques sont aussi dominés par le chromatisme … Autre symptôme musical d’une musique à venir : l’émancipation de la dissonance … Dans le système tonal, la dissonance doit être préparée et résolue. Dans Tristan, elle survient souvent brusquement et n’est pas nécessairement résolue … La tonalité … se caractérise avant tout par la « fonctionnalité » qui préside aux enchaînements harmoniques (les successions d’accords obéissent à des schémas sous-jacents très simples et standards, un peu à la manière des fonctions grammaticales des mots). Dans Tristan, les accords ainsi que les tonalités se succèdent presque sans « plan tonal » : … les racines du surréalisme musical – enchaînements d’accords par associations d’idées – sont déjà posées … La non-fonctionnalité tonale, c’est aussi le secret wagnérien par excellence qu’on pourrait appeler : Tristan ou l’art de l’ambiguïté … »

L’informe

« Les configurations harmoniques sont prises comme des sons (complexes) en soi, dont il s’agit de creuser la profondeur et non les liens avec les autres sons … Dans son travail de transformation constante des motifs …, Wagner annonce l’ « ultrathématisme » … construction quasi « fractale » aux schémas d’une infinie généralité, qui accorde l’apparence d’informe : l’auditeur se noie dans le même, le même du même, etc. » (Solomos). Si j’ai cité longuement les analyses d’un agrégé et docteur en musicologie, utilisant des concepts d’une discipline qui me passe très largement au-dessus de la tête, c’est qu’elles me semblent bien montrer combien l’émotion musicale chez Wagner repose sur la maîtrise d’une technique de composition qui déconstruit la tonalité et les harmoniques pour laisser place à l’ambiguïté et à l’informe comme support d’une dynamique des transitions. Dans un langage plus familier, Adorno, cité par Solomos, remarque que « si Wagner a aboli les formes données, les caractères connus de l’opéra : air, récitatif, ensemble, cela ne veut pas dire que sa musique n’a pas de forme, qu’elle est informe comme on disait au XIXè siècle. (…) Ce qui est vrai, c’est que la musique wagnérienne n’a pas de terre ferme sous ses pieds, d’où ce sentiment étrange de planer : la forme comme authentique devenir, non comme objet, voilà qui est un de ses éléments constitutifs les plus féconds ».

Le texte du livret

Wagner s’inspire de poèmes anglais et allemands du Moyen-Age s’inscrivant dans la continuité d’une tradition orale bretonne. Emporté par la passion fougueuse d’Isolde, Tristan éprouve la pure destructivité de l’amour face à la douleur de Marke, l’ami trompé :

« A moi tout ceci ?

Tout ceci, Tristan, à moi ?

Où chercher la fidélité, si Tristan m’a trompé ?

Ou donc chercher l’honneur,

La franchise des gestes,

Si le rempart de tout honneur,

Si Tristan, lui, les a perdus ?

Celle qui s’était choisi Tristan pour bouclier,

La vertu, où maintenant s’est-elle enfuie,

Si elle a fui mon ami,

Si Tristan m’a trahi ?

(…)

As-tu donc compté pour si peu

La reconnaissance d’un homme

Qui t’avait fait l’héritier et le maître

De ce que tu lui avais acquis,

La gloire, le royaume ?

Jadis, quand disparut

Sa femme, sans enfant,

Il t’aima tellement, ce Marke,

(…)

 

Tristan, alors, comprend la musique lancinante qui l’agit :

« Est-ce donc là ce que tu veux me dire,

Toi, la vieille et grave chanson,

Avec tes échos plaintifs ?

A travers les souffles du soir,

Jadis elle portait l’angoisse

Pour annoncer à un enfant

La mort de son père.

Dans la grisaille du matin,

Angoisse encore et plus qu’angoisse,

Pour apprendre au fils

Le sort de sa mère :

J’eus un père mourant en me donnant la vie,

Une mère mourant en me mettant au monde.

La vieille chanson

D’angoisse et désir

Porta sa plainte

En eux aussi ;

C’est la même qui aujourd’hui

Me demande, comme jadis :

À quel destin étais-je ainsi voué,

Qui m’expliquera pourquoi je suis né ?

A quel destin ?

La vieille chanson

Vient me le redire :

Brûler de désir … et mourir !

Non ! Ah non !

Elle me dit autre chose !

Désir ! Désir !

Jusque dans la mort brûler de désir,

Au désir de ne jamais mourir ! »

 

Ainsi le texte wagnérien inscrit-il, sur le fond continu de transformation des émotions violentes qu’installe le travail musical de l’informe et de l’ambiguïté, la différenciation du sens des mots qui dénoncent la répétition mortifère, tout comme les voix des ténor, soprano, basse et baryton s’élèvent de la scène sombre du drame, animée, en son centre, par la transformation continue des images de la création vidéo de Bill Viola, reprenant, dans le registre visuel, la dynamique même des transitions de la composition wagnérienne.

Nul doute que nous ayons, en tant que psychanalystes, bien des choses à tirer de cette intégration, dans une telle mise en scène de l’œuvre lyrique de Wagner, de niveaux de symbolisation hétérogènes,  pour nous risquer à affronter le fond mélancolique du désir passionnel.

A propos de La Flûte Enchantée de Romeo Castellucci

Le Théâtre de la Monnaie joue en ce début de saison 2018 une Flûte Enchantée mise en scène par Roméo Castellucci, qui avait déjà proposé, les années précédentes, un très beau Parsifal de Wagner, et une interprétation discutée de l’Orphée et Eurydice de Glück, où le spectateur entrait dans l’intimité d’une jeune femme atteinte d’un « locked-in syndrome » hospitalisée dans un centre neurologique (cf. mon éditorial du n°66 de la Revue Belge de Psychanalyse, 2015).

Castellucci  récidive avec sa Flûte, en composant, après un premier acte relativement « classique » dans sa mise en scène – mis à part l’élimination de la plupart des récitatifs – un deuxième acte autour de deux groupes de cinq femmes et de cinq hommes, les premières atteintes de cécités liées à des affections neurologiques, les seconds « grands brûlés » à la suite d’accidents impliquant des objets techniques (accidents domestiques, de roulage, de travail).

L’interprétation de Castellucci a suscité beaucoup de controverses, d’interviews et de débats, auxquels on peut accéder sur le web, notamment du fait de la place que la RTBf a donnée à cet évènement artistique : interview de Castellucci (https://www.rtbf.be/auvio/detail_romeo-castellucci-et-la-flute-enchantee?id=2401553), diffusion de l’opéra en direct le jeudi 27 septembre, présentation par Camille De Rijck https://www.rtbf.be/musiq3/article/detail_moment-musical-la-flute-enchantee-de-romeo-castellucci?id=10023090), débat via Facebook (https://www.rtbf.be/auvio/emissions/detail_la-flute-enchantee?id=13401), etc.

Certains déplorent la « trahison » de Mozart, d’autres se réjouissent d’un acte créateur transgressif qui renouvelle et enrichit la transmission et la place d’une œuvre majeure dans la culture.

Destructivité, créativité, c’est bien à ce niveau qu’il me semble intéressant d’envisager la question.

En « vivant » cette Flûte », j’ai eu le sentiment que Castellucci détruisait l’opéra de Mozart : la fluidité en est brisée, les airs les plus connus étant comme insérés dans un déroulement narratif très dense qui les réduit à des sortes d’ « intermèdes » musicaux auxquels le spectateur peut tenter de se raccrocher. Surtout, l’omniprésence d’une clinique du traumatisme somato-psychique fait perdre à la création musicale de Mozart la magie par laquelle le compositeur, malade, abandonné par sa femme, à quelques mois de sa mort (il décède trois semaines après la première représentation), a pu faire aboutir un extraordinaire mouvement de sublimation artistique (cf. l’article de Jean-Pierre Vidit : Créativité, vie créative, soumission et quête de soi. A propos de la Flûte enchantée de W.A. Mozart, RBP, 2015, n°66).

Cette destruction semble être, pour Castellucci, la condition d’une interprétation dont il entend faire la création d’une œuvre personnelle.

A partir de l’opposition manifeste jour-raison (Sarastro) – nuit-passion (la Reine de la Nuit), et de l’enjeu pour la génération des enfants de se libérer des emprises paternelle et maternelle, Castellucci se centre sur le potentiel traumatique de la lumière, traumatisme « froid » de la perte de la vue par une atteinte corporelle du côté de la malédiction maternelle (Pamina), traumatisme « chaud » du corps brûlé à vif par les « accidents » des techniques rendues possibles par les progrès scientifiques (Tamino).

Ceci étant posé, il reste à Castellucci la tâche immense de trouver à remplacer la sublimation mozartienne – dépouillée de sa magie, ou plumée, diront certains – par une issue créatrice suffisamment forte pour offrir une issue au désastre du trauma.

Y réussit-il ? C’est à chacun d’en juger, ou plutôt de le ressentir.

Il m’a semblé que la sobriété des narrations, certes traumatiques, a constitué un premier temps à partir duquel l’identification à la souffrance, mais aussi à la force de vie de l’autre, parvenait à se faufiler entre horreur et pitié. Et puis, il y ce moment, que j’ai ressenti avec émotion, où, par couple, ces femmes non voyantes touchaient et caressaient les visages et les torses de ces hommes brûlés qui les regardaient, soulignant la nature même du chemin de la symbolisation anti-traumatique telle que la conçoit la psychanalyse actuelle, passant, nécessairement, par l’autre : se voir, ce n’est pas voir, c’est être vu, et recevoir ce que cet autre voit de soi ; se sentir, ce n’est pas sentir, c’est être senti, et recevoir ce que cet autre sent de soi. C’est la condition pour que, à partir du traumatisme, un soi apparemment détruit puisse renaître du magma de la régression somato-psychique, scène également figurée avec une belle intensité plastique par Castellucci.

Quoiqu’il en soit, voici en tout cas un message qui ne manque pas d’actualité et de pertinence, à l’heure où les droites xénophobes au pouvoir dans la plupart des pays européens aveuglent nos démocraties et laissent se consumer notre environnement …

Créativité artistique et renoncement

EXPOSITION Nicolas de Staël en Provence

Hôtel de Caumont, Aix-en-Provence (27/4 – 23/9/2018)

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(10 juillet 2018) : que c’est beau ! Et pourtant … de Staël finit par se suicider en 1955, à 41 ans, Pollock un an après lui se tue à 44 ans en conduisant ivre, Rothko se suicide à 67 ans lorsque la maladie l’empêche de peindre librement …
Résistance d’une destructivité interne que la créativité artistique ne parvient pas à transformer, peut-être seulement à atténuer de manière toujours passagère.
Certaines oeuvres, suites de chocs esthétiques auto-engendrés, s’alimentent et se poursuivent du fait de la compulsion de répétition et de la souffrance qui l’accompagne, jusqu’à un point de renoncement : renoncement à l’espoir d’une vraie transformation, d’un au-delà de soi-même, et l’oeuvre se dégrade, comme chez Picasso, ou s’arrête, comme chez Rimbaud ; ou refus de ce renoncement même, et sortie.

Mais d’autres grands artistes, tel Zao Wou-Ki, semblent échapper à un tel procesus, à de telles alternatives. L’oeuvre et le soi semblent se mêler, ne faire qu’un …

Ce que je pense aujourd’hui : au-delà de soi, il n’y a rien qui puisse s’appréhender.

Mais la limite entre le soi (disséminé) et le rien est suffisamment vaste pour y déposer ses rêves. Notre travail humain, c’est d’étendre sans relâche cette limite, tandis que les années tendent à la faire se rétrécir.

Ici, le vent est tombé, des nuages d’orage sont accrochés au mont Profitis Ilias, quelques grosses gouttes de pluie s’écrasent sur le sol brûlant, au loin un bateau trace son sillage sur la mer indifférente qui étouffe le ronronnement du moteur …

c’est beau aussi …

 

Pinocchio, mensonges et liberté

La création lyrique de Philippe Boesmans, à l’affiche de la Monnaie ce mois de septembre, en collaboration avec Joël Pommerat qui en a réalisé l’adaptation théâtrale, donne une ampleur inégalée au conte original de Carlo Collodi (1881).

Un narrateur … Pinocchio adulte ? … qui a marché avant de voir … autant dire que d’emblée, on ne sait pas où on va, où nous portent nos mouvements ataxiques : la pulsion est aveugle, le monde est sans image.

Un homme, Gepetto, timide paraît-il, perdant l’arbre, voisin et interlocuteur privilégié, entreprend de faire naître, d’un reste du tronc foudroyé, un compagnon éternel pour son existence hallucinée : un pantin.

Un enfant carencé, fruit de la chair d’un arbre-mère et de la vision créatrice d’un sculpteur psychotique, grandit donc comme un pantin : dans les concordances et les discordances du monde de ses parents, entre règne végétal et aliénation humaine.

Mais il cherche, cet enfant, un ailleurs qu’il pressent, dans la face cachée des choses, hors la loi, forcément, puisque la loi des hommes exclut les végétaux, les aliénés et les pantins.

Le mensonge, mode mineur et pis-aller de la magie, est son arme, sa fierté, tout ce qui lui reste. Les fées n’existent pas, ce ne sont que ruses de maîtresses d’école et promesses mensongères. Car il dit vrai, cet enfant, sa richesse lui a été dérobée, la magie de l’arbre lui a été arrachée, il lui faut seulement la retrouver, c’est sa quête, quel qu’en soit le prix de souffrance mortelle, elle est la seule voie possible. Il ne va pas se laisser mener par le bout du nez.

Même si, découverte cruelle, la liberté animale est pareillement aliénée dans l’enfer des hommes, cet univers consumériste de marchandises et de poubelles auquel n’échappent pas davantage les créatures mythiques qui subsistent encore dans les grands fonds marins.

Pinocchio va-t-il abandonner, se résigner à partager pour toujours le claustrum paternel ?

Le mensonge a changé de nature, il n’est plus révolte contre la perte injuste de l’omnipotence, mais force vitale qui ne renonce pas, corps sensible qui s’étend, comprend, et parle. Parle, et parle encore. Le mensonge, c’est la puissance de la parole, qui, désarticulant la voix, libère l’enfant.

Les espaces psychiques chez Ignace Henri Fantin-Latour

Fantin-Latour à fleur de peau

Musée du Luxembourg (Paris), 14/9/16 – 12/2/17 http://museeduluxembourg.fr/expositions/fantin-latour-fleur-de-peau

 

Henri Fantin-Latour, entre Romantisme et Impressionnisme, poursuit une œuvre indépendante et personnelle, dont l’accrochage du Musée du Luxembourg fait bien sentir l’évolution et la complexité.

Premier espace, une intériorité bourgeoise, ombre et silence, patience ou folie face à la menace de l’étouffement. Répression pulsionnelle où les garçons taisent leur révolte, tandis que les filles attendent … Portraits (1859-1863) de Marie, La liseuse (1861), et de Nathalie, la rêveuse (1851), internée à Charenton dans sa vingt et unième année, ses deux petites sœurs, nées les deux années après lui (http://www.henri-fantin-latour.org/Two-Young-Women,-Embroidering-and-Reading.html). Puis Victoria, liseuse encore, et Charlotte, prête à s’échapper (1873), l’une deviendra son épouse, l’autre sa belle-sœur (1870). A quoi pensent ces jeunes femmes, si elles ne lisent ou peignent (1877, 1879, 1883) (http://www.henri-fantin-latour.org/La-Lecture.html) ? Oser ne pas être une épouse ou une mère ? Lorsqu’il n’est pas trop tard : Ruth Elisabeth Edwards (1875), Victoria Fantin-Latour (1873, 1877), Louise Riesener (1880) … ou alors filer à l’anglaise, comme le prétendait Charlotte (1878) ? A quoi pense ce jeune peintre des sombres autoportraits, dès ses 17 ans ? Renvoyé l’année suivante de l’Ecole des Beaux-Arts … Volonté de voir, de pénétrer l’épaisseur des choses, à défaut de les saisir, d’en goûter la chair (1853-1871) (http://www.henri-fantin-latour.org/Self-Portrait-[detail–2].html) ?

Second espace, intériorité bourgeoise encore, Fantin n’en sort pas – il en vit -, faisant émerger en son coeur la composition éphémère d’une beauté condamnée, le bouquet (1860-1889). Le parfum de ces fleurs est celui d’un ailleurs – Charlotte ? si belle encore, indomptée (1882), un ailleurs d’exotisme aérien et sensuel, Branche de lys (1877), Capucines doubles (1880), suspendus entre terre et ciel. Peindre des jeunes filles en fleurs ?

Troisième espace, la société des frères, artistes rassemblés dans l’hommage au meilleur d’entre eux, Delacroix (1864), Manet (1870) (http://www.henri-fantin-latour.org/A-Studio-in-the-Batignolles.html), Verlaine (1873), Emmanuel Chabrier (1885), rencontré à l’enterrement de Manet, son seul maître en peinture. Mais toujours, sans cesse, dans ces trois espaces, le silence, une solitude infinie. Seuls parlent les regards. Quelques amis néanmoins, ébauchant un échange possible, un sourire complice : Léon Maitre (1886), Adolphe Julien (1883).

Mais toutes ces photos de femmes nues, Ignace, toi qui évitais l’intimité des modèles, tu les dessinais, tu les croquais, fanatique ? Jusqu’à ce qu’elles éclosent sous ton pinceau, sortant des flots (1903) (http://www.henri-fantin-latour.org/Le-Soir.html), ces nymphes enfin réveillées (1904). Est-il donc advenu, ce jour Anniversaire où, comme Berlioz (1876), les muses s’empareront de ton corps ? Rêve de poète (1884), le théâtre lyrique, espace quatrième, le dernier, Ignace, celui que tu avais entrevu en Songe (1854), adolescent. Les filles du Rhin (1876) (http://www.henri-fantin-latour.org/Rheingold-first-scene-1888.html) volent vers toi, wagnérien, et t’enflamment (1877), tandis que Kundry, enfin, se plie à tes désirs libérés, magicien, Saint Antoine (1897), si vieux déjà. Car La nuit (1897) est là, Ignace Henri Fantin-Latour, mais la nuit, n’est-ce pas, pour l’éternité, le corps d’une femme ?

An

de Naomi Kawase

Commençons par oublier l’absurde traduction française du titre : Les délices de Tokyo.

C’est un des plus beaux films que j’aie vu ces dernières années, adapté d’un roman de l’acteur Tetsuya Akikawa. Il sort dans les salles bruxelloises au moment où commencent à fleurir les cerisiers du japon, avec un mois d’avance.

An, c’est la pâte de haricots rouges confits, ingrédient essentiel des dorayakis, une pâtisserie traditionnelle japonaise grâce à laquelle survit péniblement Sentaro, un homme solitaire dont la vie se déroule dans quelques mètres entre son appartement à l’étage, la plate-forme sur le toit de l’immeuble, l’escalier extérieur et la petite échoppe.

Une vieille femme charmante aux mains déformées, Tokue, va l’initier à l’art culinaire, qui n’est rien de moins qu’une des voies permettant à l’homme d’exister dans la découverte de son monde. Tout est dans l’attention portée au murmure des haricots, qui racontent en cuisant leur vie dans le soleil, la pluie et le vent. L’absence de cette attention est aussi ce qui éloigne l’homme de son humanité, et l’empêche d’élaborer sa destructivité.

Naomi Kawase (https://www.youtube.com/watch?v=TKFOl9Hm1ss), née en 1960 à Nara (Japon), a obtenu le Grand Prix du Festival de Cannes en 2007 avec La forêt de Mogari. Son œuvre cinématographique nous explique patiemment, tendrement, douloureusement, que les branches, les fleurs et les feuilles des cerisiers forment une enveloppe entre l’homme et le ciel, le soleil et la lune. Leur temporalité saisonnière tente de le protéger de la folie et de l’angoisse qui le pousse, lui modeste locataire, à oublier l’inappropriabilité de la terre (http://www.amis.monde-diplomatique.fr/article4247.html), et l’engage à se souvenir de son appartenance au monde. Tout ceci n’est pas sans lien avec ce que je tente, dans le domaine de la psychanalyse, de développer avec le concept de dissémination (https://jean-paul-matot.org/).

février 2016

De la dissémination

Localisation de parts de soi dans des espaces vécus comme « non soi », constitutive de l’humain, le déni dont elle fait l’objet dans les cultures occidentales a pour effets l’aliénation technologique et l’apathie contemporaine face à la crise de l’écosystème : il est donc urgent qu’elle soit reconnue comme objet d’étude scientifique. Pour les psychanalystes, elle engage une théorie des enveloppes psychiques et une topique du Soi.

La dissémination de l’homme dans son environnement reste le plus souvent non pensée ou inconsciente, en tout cas dans les cultures occidentales, fondées depuis Descartes sur le principe d’une séparation sujet/objet.
En tant qu’impensé, elle se manifeste dans la clinique des psychoses, comme l’a montré Harold Searles (1960) : animation hallucinatoire d’objets ou d’animaux, attribution d’intentions humaines aux éléments naturels, etc.

La dissémination contemporaine :
L’évolution des sociétés occidentales tend cependant à confronter le sujet non psychotique à la réalité de sa dissémination : en particulier, son inscription dans les mondes numériques le rend sensible au dépôt et à la circulation de parts de lui-même (images, éléments biographiques, relations, préférences et habitudes, etc) dans les réseaux du Web.
– Une part de cette dissémination est volontaire : p.ex. lorsque nous utilisons les mémoires « externes » des outils techniques (ordinateurs, « cloud », …) ; mais une autre part échappe à notre contrôle, p .ex. lorsque les outils de saisie de données collationnent notre activité sur internet puis la traitent au moyen d’algorithmes qui créent des « profils » exploités commercialement par les entreprises capitalistes de l’internet.
– Cette dissémination est cependant beaucoup plus large, elle concerne l’ensemble de notre environnement, technologique et naturel. Les travaux d’anthropologues (André Leroi-Gourhan) et de philosophes (Gilbert Simondon) ont établi les bases scientifiques de cette dissémination technique de l’humain. La dissémination de l’humain au sein de la nature, constitutive de son écosystème, après avoir été longtemps déniée, commence à s’imposer depuis la fin du XXè siècle à travers le constat de la destruction écologique par l’activité humaine.
Nous sommes ainsi aujourd’hui confrontés à une perception de notre identité humaine comme étroitement liée à nos enveloppes technologiques et naturelles. La fragilité de ces enveloppes, dont dépend notre vie quotidienne, et, au-delà, notre existence même, accède au statut d’évidence, générant un sentiment d’insécurité et des angoisses existentielles diffuses.

Penser la dissémination dans les sciences et la culture :
La reconnaissance de cette angoisse identitaire, l’étude de ses sources et le développement d’outils conceptuels pour les penser, constituent ainsi des enjeux majeurs pour les sciences de l’homme, des techniques et de l’environnement.
Pour la psychanalyse, cet enjeu se situe dans l’étude de cette dissémination, dans l’approfondissement du concept d’enveloppes psychiques, et dans un élargissement de la métapsychologie freudienne dans une topique du Soi, venant encadrer la topique du Moi.

Dr Jean-Paul Matot, février 2016